samedi 12 novembre 2011

Cantiques des colonnes - Paul Valéry (1871-1945)

à Léon-Paul Fargue.

Douces colonnes, aux
Chapeaux garnis de jour,
Ornés de vrais oiseaux
Qui marchent sur le tour,


Douces colonnes, ô
L’orchestre de fuseaux!
Chacun immole son
Silence à l’unisson.


– Que portez-vous si haut,
Égales radieuses?
– Au désir sans défaut
Nos grâces studieuses!


Nous chantons à la fois
Que nous portons les cieux!
Ô seule et sage voix
Qui chantes pour les yeux!


Vois quels hymnes candides!
Quelle sonorité
Nos éléments limpides
Tirent de la clarté!


Si froides et dorées
Nous fûmes de nos lits
Par le ciseau tirées,
Pour devenir ces lys!


De nos lits de cristal
Nous fûmes éveillées,
Des griffes de métal
Nous ont appareillées.


Pour affronter la lune,
La lune et le soleil,
On nous polit chacune
Comme ongle de l’orteil!


Servantes sans genoux,
Sourires sans figures,
La belle devant nous
Se sent les jambes pures.


Pieusement pareilles,
Le nez sous le bandeau
Et nos riches oreilles
Sourdes au blanc fardeau,


Un temple sur les yeux
Noirs pour l’éternité,
Nous allons sans les dieux
À la divinité!


Nos antiques jeunesses,
Chair mate et belles ombres,
Sont fières des finesses
Qui naissent par les nombres!


Filles des nombres d’or,
Fortes des lois du ciel,
Sur nous tombe et s’endort
Un dieu couleur de miel.


Il dort content, le Jour,
Que chaque jour offrons
Sur la table d’amour
Étale sur nos fronts.


Incorruptibles soeurs,
Mi-brûlantes, mi-fraîches,
Nous prîmes pour danseurs
Brises et feuilles sèches,


Et les siècles par dix,
Et les peuples passés,
C’est un profond jadis,
Jadis jamais assez !


Sous nos mêmes amours
Plus lourdes que le monde
Nous traversons les jours
Comme une pierre l’onde!


Nous marchons dans le temps
Et nos corps éclatants
Ont des pas ineffables
Qui marquent dans les fables...


Paul Valéry  recueil " Charmes". (1922)


Paul Valéry médite devant des colonnes antiques qu'il évoque comme une image stylisée de l'homme, un symbole de l'intelligence victorieuse de la matière, une synthèse unissant l'architecture aux mathématiques, "Qui naissent par les nombres!", "Filles des nombres d’or", ainsi qu'à la musique et à la danse.

Les colonnes ainsi assimilées à des figures humaines, nous invitent à considérer l’homme comme un trait d’union  vers les cieux. Avec Paul Valéry , nous passons de l’horizontale à la verticale. Sous l'agitation du mythe, avec ses dieux et ses héros si humains dans la violence de leurs passions, une image de la rationalité de l'homme, toujours le même dans une égalité qui fait à la fois son humilité et sa grandeur.

Harmonie des colonnes, ou colonnes d'harmonie ? Il faut, pour comprendre le monde commencer par faire silence en soi-même: "Chacun immole son Silence à l’unisson". L'homme est en perpetuelle recherche. "Un temple sur les yeux Noirs pour l’éternité" et cet incroyable  effort qu'il entreprend pour quitter les ténébres pour la lumière est une tache ancestrale, millénaire: "Et les siècles par dix, Et les peuples passés, C’est un profond jadis, Jadis jamais assez !"

L'homme est libre de ses choix, et c'est par son discernement qu'il surmonte ses désirs, ses passions animales pour devenir homme: "– Que portez-vous si haut, Égales radieuses? – Au désir sans défaut Nos grâces studieuses!". Il s'agit là d'un véritable travail.

Ces colonnes, pierres gisant dans la terre: "Nous fûmes de nos lits Par le ciseau tirées", ont été façonnées par l'intelligence et le génie de l'artiste.  Quel bel exemple à suivre que la beauté de ces colonnes... L'homme lui aussi quitte son lit, quitte l'inertie du sommeil et, armé du ciseau et du maillet, entreprend un travail sur lui même. Et l'homme est bien cette pierre: "Nous traversons les jours Comme une pierre l’onde!"

Au cœur du temple, la statue divine s'est humanisée, les colonnes pressent autour d'elles leur évocation spiritualisée de l'humanité. Leur chant est symbole,un choeur "Qui chantes pour les yeux!". Les hommes qui les écoutent "Tirent de la clarté!" d'un cantique, qui peut se concevoir dans un sens religieux, mais une religion sans dogme.

La calme présence de ces "incorruptibles sœurs, mi -brûlantes mi-fraîches", de ces "servantes sans genoux, sourires sans figures", exprime une certaine idée de l'homme et lui accorde un statut quasi divin: "Nous allons sans les dieux À la divinité!".


 
Paul Valéry
Paul Valéry est un écrivain, poète, philosophe et épistémologue français, né à Sète (34) le 30 octobre 1871 et mort à Paris le 20 juillet 1945.

Passionné par les mathématiques et la musique, il s’essaye également en 1889 à la poésie. C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de Gide et de Mallarmé. Les vers qu’il écrit dans ces années-là s’inscrivent ainsi, tout naturellement, dans la mouvance symboliste.

Il s’installe, en 1894, à Paris, où il obtient un poste de rédacteur au ministère de la Guerre. Mais cette période marque pour Paul Valéry le début d’un long silence poétique. À la suite d’une grave crise morale et sentimentale, le jeune homme, en effet, décide de renoncer à l’écriture poétique pour mieux se consacrer à la connaissance de soi et du monde. Il entreprend la rédaction des Cahiers dans lesquels il consigne quotidiennement l’évolution de sa conscience et de ses rapports au temps, au rêve et au langage.

Ce n’est qu’en 1917 que, sous l’influence de Gide notamment, il revient à la poésie, avec la publication chez Gallimard de La Jeune Parque, dont le succès fut immédiat et annonce celui des autres grands poèmes (Le Cimetière marin, en 1920) ou recueils poétiques (Charmes, en 1922). Paul Valéry privilégia toujours dans sa poésie la maîtrise formelle sur le sens et l'inspiration : "Mes vers ont le sens qu'on leur prête".

Sous l'Occupation, Paul Valéry, refusant de collaborer, prononce en sa qualité de secrétaire de l'Académie française l'éloge funèbre du "juif Henri Bergson". Cette prise de position lui vaut de perdre ce poste, comme celui d’administrateur du Centre universitaire de Nice. Il meurt le 20 juillet 1945, quelques semaines après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après des funérailles nationales à la demande de Charles de Gaulle, il est inhumé à Sète, au cimetière marin qu'il avait célébré dans son poème.

La portée philosophique et épistémologique de l'œuvre de Valéry est souvent méconnue. Paul Valéry est l'un des penseurs éminents du constructivisme. Le rapport que Valéry entretient avec la philosophie est singulier. Dans ses Cahiers il écrit: "Je lis mal et avec ennui les philosophes, qui sont trop longs et dont la langue m'est antipathique."

Pour Valéry, le philosophe est plus un habile sophiste, manieur de concepts, qu'un artisan au service du Savoir comme l'est le scientifique. En revanche, son désir de comprendre le monde dans sa généralité et jusqu'au processus de la pensée lui-même - caractéristique du philosophe - oriente fortement son travail. Les essais de Valéry traduisent ses inquiétudes sur la pérennité de la civilisation: "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles", l'avenir des "droits de l'esprit", le rôle de la littérature dans la formation, et la rétroaction du progrès sur l'homme.

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